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Notre monde est un scandale

Le 2 avril 2020



Le pamphlet de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! [1] avait rencontré un grand succès lors de sa parution en 2010. Hessel voulait bousculer et interpeller les consciences guettées par l’indifférence, l’immobilisme et l’apathie. Mais l’indignation à répétition est-elle aussi efficace qu’on le pense? Nous nous sommes indignés tour à tour contre le sexisme, contre le sort réservé aux migrants, contre les injustices sociales, et le réchauffement climatique.

Nous avons été dans l’indignation permanente, compulsive, voire addictive.

Mais il faut prendre garde à l’indignation. Elle est souvent passagère, comme le rappelle Laurent De Sutter dans un essai[2] assez provocateur. Il y critique l’indignation comme un travers commode de l’esprit. Une manière de se donner bonne conscience. Notre penchant pour l’indignation relèverait de la morale car dénoncer des coupables permet de construire à bon compte une identité entre gens bien pensants.

Et voilà que nous nous indignons à nouveau. Contre les coupes budgétaires qu’ont subies les hôpitaux et les services publics ces dernières années. Contre l’amateurisme et l’incompétence des gouvernements. Le manque de préparation des pays dits les plus riches de la planète. Contre les mensonges des autorités chinoises. La bêtise et le narcissisme pathologique de Donald Trump. La folie meurtrière de Boris Johnson. La gabegie dont seuls les régimes autoritaires et illégitimes ont le secret.

Or s’indigner c’est se tromper de temporalité. C’est voir le scandale comme un fait isolé. Et plus le retentissement médiatique est important, plus s’expriment réprobation et blâme. Le scandale Weinstein par là. L’affaire Benalla par ci. Puis Aylan se noie. Une photo de son corps échoué fait la une de tous les médias. On s’indigne. Quelques jours. Et on passe à autre chose.


Cette pandémie va peut-être nous rappeler que le scandale n’a en réalité jamais cessé. Le scandale est constant. Notre monde est scandaleux. Les dysfonctionnements que révèle la crise que nous vivons ne sont que la manifestation paroxystique de crimes passés, restés sans expiation. Le culte de l’argent et du profit au mépris de la personne humaine. Le pillage des ressources et l’exploitation des plus faibles et des plus vulnérables. La circulation des marchandises et des biens et l’entrave à la libre circulation des personnes. Surveiller et punir. Darwinisme social et indifférence aux drames des exclus et des sans-abris. Domination masculine. Société du spectacle et du bavardage creux. La mise en scène de soi et de sa "réussite". La consommation à outrance. La fin de l’amour et de la poésie. Le mépris de l’intellect. L’aliénation par le travail et les loisirs coûteux. L’oubli de la nature.


Cette pandémie ne révèle pas seulement que le capitalisme est le pire des systèmes politique, économique et social. Il est une catastrophe pour l’humanité.


Et il revient de loin.


L’abolition de l’esclavage l’a forcé à se recycler et à redéployer par de nouveaux moyens sa suprématie. En 1929, il n’a pas hésité à enjamber cadavres et ruines pour renaître de ses cendres. La décolonisation l’a poussé à développer d’autres stratégies d‘exploitation et de domination. La crise financière de 2008, l’a à peine fait trébucher.


Il nous faudra toutes nos forces et toute notre lucidité pour que cette pandémie soit l’occasion de sa chute. La petra scandali, la pierre d’achoppement dont il ne se relèvera pas.


Lord Cochrane and Captain de Beranger, collaborators in a stock exchange fraud.

(George Cruikshank, 1814)


[1] Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigène Editions, 2010. [2] Laurent De Sutter, Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous, Editions de l’Observatoire, 2019.

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