Fondu au blanc. Une exposition de photo de Youcef Krache et Michael von Graffenried à Paris.
Le 13 juin 2019
L’exposition qui aura lieu jusqu’au 26 juillet 2019, à la Galerie Esther Woerdehoff dans le quinzième arrondissement de Paris, s’intitule sobrement “91 – 19”. Le mystère de ces chiffres est levé dès que l’on comprend qu’il s’agit de repères temporels. Deux années que trois décennies séparent: 1991 et 2019. L’Algérie d’hier et celle d’aujourd’hui. D’un côté, celle qu’a consignée le photographe suisse Michael von Graffenried à côté d’autres photographes algériens. De l’autre, celle que Youcef Krache continue de nous offrir à travers ses superbes photos. Dans une scénographie des plus sobres, cet espace temporel nous est signifié, comme au cinéma, par une sorte de fondu au blanc, couleur qui recouvre les murs de la galerie.
Je ne crois pas que ces deux Algérie s’opposent. Il y a sans en douter un écart important entre les années sombres de la guerre civile et l’Algérie pleine d’espoir que documente Youcef Krache et que nous voyons se déployer chaque vendredi, depuis plus de trois mois. Mais l’écart est un espace qui existe entre deux pôles de forte intensité et comme le dit si bien le philosophe François Jullien dans ses écrits, cet espace maintient en alerte[1]. C’est bien parce que des années séparent ces deux Algérie, parce que les murs de la galerie recouverts de photos sont écartés les uns des autres, que ces deux moments sont à la fois distants et liés. Comme si l’un avait engendré l’autre. Comme si toute la souffrance passée avait façonné l’Algérie résiliente, heureuse et combative d’aujourd’hui que nous montre Youcef Krache.
Il y a par ailleurs une réelle parenté entre les travaux de ces deux photographes, le choix du noir et blanc bien évidemment, une prédilection pour le panoramique, mais aussi et surtout cette façon de prendre des photos au vol, dans des paysages urbains où chaque personnage, chaque élément, chaque détail est mis en valeur. Car ces deux photographes ont la qualité rare de s’effacer derrière leurs sujets. Cette discrétion permet à leur photo de toucher directement l’œil et le cœur du spectateur. Elle permet la rêverie, un brin de mélancolie mais aussi le voyage spatio-temporel. Comme si défilait sous nos yeux un film relatant trente années. Un film fait de tragédies et de moments douloureux mais aussi d’instants simples et joyeux. Un match de foot dans la rue chez Michael von Graffenried. Deux jeunes hommes qui pausent dans la rue comme seuls les Méditerranéens savent le faire, chez Youcef Krache
Il y a aussi quelque chose d’émouvant dans cet échange intergénérationnel. Comme un geste collaboratif qui est au cœur-même de la démarche artistique de Youcef Krache. Il est par exemple l’un des membres de Collective 22O qui regroupe des photographes algériens aux approches variées mais qui ont ressenti le besoin de créer un espace d’échange et de partage pour faciliter leur travail. Youssef Krache est par ailleurs bien décidé à diffuser la photographie en Algérie et à lui donner plus de visibilité. Il lance avec son épouse Zohor Krache une maison d’édition, spécialisée dans l’image et au joli de nom de La Chambre Claire. Ils travaillent tous deux sur plusieurs projets dont la publication de Triangles de vues de Fethi Sahraoui; Diary: Exile de Abdo Shanan; Jour de visite de Ramzy Bensaadi et Bled Runner de Camille Millerand.

Les œuvres du photographe ont été publiées dans The Guardian et le journal Le Monde. Elles ont été exposées aux Rencontres de Ghar El Melh en Tunisie, à la Biennale des photographes du monde arabe à Paris mais aussi à Dakar, Bamako et Tanger. Et à Alger, bien sûr, où il a été exposé notamment au Musée National d’Art Moderne et Contemporain. Youcef Krache prend des photos à l’instinct, et les plus belles sont celles qu’il semble avoir obtenu de haute lutte. « Prémices d’une victoire », qui représente les ombres d’un groupe au Climat de France, a été prise comme par défaut, car ces jeunes Algérois croisés au grès de ses pérégrinations ont d’abord refusé d’être pris et ont ensuite accepté que leur ombres soient immortalisées. Elle est d’une rare beauté.
Il n’est donc pas étonnant que cet arpenteur de sentiers urbains ait décidé de lui-même de montrer ses photos dans une rue de la capitale. Ce geste disant bien sa volonté de faire de l’espace public non pas seulement le sujet de ses photos mais bel et bien un lieu d’échange et de partage. Krache avait peut-être pressenti dès 2015, à force de la photographier, combien la rue en définitive ne pouvait qu’appartenir aux Algériens. Qu’elle allait enfin leur revenir. L’histoire continue et se fait sous les yeux lucides et plein d’espoir du photographe.
[1] Voire notamment François Jullien, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Galilée, Paris, 2012.