Interstices d’espoir sur fond noir.
Updated: Dec 26, 2021
Notre façon d’imaginer dit notre façon de faire de la politique. C’est pourquoi je me tiens à distance des imaginations mortifères et obsessionnelles qui tiennent le monde et l’humanité pour perdus, qui méprisent l’humain et croient prendre de la hauteur en nous donnant des leçons pontifiantes de lucidité. Les imaginations droitières qu’on encense parce qu’elles sauraient écrire – comme si c’était un exploit au temps de la démocratisation de l’enseignement -- parce qu’elles auraient du style et qu’on nous vend comme autant de phénomènes littéraires pour cacher la dangerosité de leur pensée. La nuit de Céline, celle de ses admirateurs et émules ne m’a jamais fascinée.
J’aime les imaginations lumineuses ou en quête incessante de lumière. Le petit pan de mur jaune de Proust. Les imaginations qui chantent les lucioles chères à Pier Paolo Pasolini[1], lucioles qu’on entrevoit dans les ténèbres des dictatures et des fascismes et que l’on apprend à distinguer de la lumière écrasante de la société du spectacle telle que l’a décrite Guy Debord.
Ces interstices d’espoir semblent de plus en plus nous échapper. La pandémie a mis au jour – encore une métaphore lumineuse -- tous les dysfonctionnements de nos sociétés. Nous savons qui en a payé le prix fort et qui en tire les bénéfices exorbitants. Même (surtout ?) la science en sort meurtrie, puisqu’il est de bon ton désormais de douter de ses acquis et de ses avancées. Il y a à peine quelques décennies, une campagne vaccinale nationale sauvait les États-Unis d’une épidémie de poliomyélite. Aujourd’hui des millions de personnes s’obstinent à refuser de se faire vacciner pendant que la classe politique retourne à son business as usual après quatre années folles de trumpisme. Ailleurs, c’est l’obscurité de l’autoritarisme qui se surimpose aux crises sanitaires et économiques. Ténèbres d’autant plus aveuglantes qu’elles éclairent de toutes leurs forces artificielles les liesses et acclamations éphémères - comme la victoire récente de l’équipe algérienne de football à la Coupe arabe. Ténèbres d’autant plus effrayantes qu’elles ont attisé les feux meurtriers de cet été. Nous laissant en Algérie sous le choc de la perte de Djamel Bensmaïl. Peine indicible. Insurmontable.
Ténèbres d’autant plus efficaces qu’elles usent des projecteurs des miradors. L’Algérie de Teboune compte plus de 300 détenus politiques et l’Égypte de Sissi la suit de près. Hier, en Tunisie, l’avocate et femme politique Bochra Bel Haj Hmida a écopé de six mois de prison ferme, pour une plainte en diffamation qui trainait depuis plus de dix ans et qui a opportunément resurgi après qu’elle a vertement critiqué Kaïs Saied. Signe parmi tant d’autres d’une contre-révolution bien en marche. Et que dire de la Palestine qui n’en finit pas de se battre contre le même hiver ?
L’obscurité s’impose donc sur notre présent mais recouvre également le passé d’un voile supplémentaire car il faut mettre fin à tout espoir. L’espoir naît en effet toujours de la rencontre entre le passé et le présent pour créer des constellations de mondes possibles. Alors pour tuer l’espoir on manipule le passé. Une ancienne puissance coloniale par la voix de son président feint d’interroger l’existence même d’une nation algérienne avant la colonisation et d’un même geste se dédouane – encore et toujours- en invoquant de manière fallacieuse et totalement erronée un autre empire, l’ottoman, qui lui s’en tirerait à bon compte car on ne lui demande jamais de s’excuser. A son extrême droite et donc pas si loin, on réhabilite le Maréchal Pétain dont on ose dire qu’il a fait ce qu’il pouvait et qu’il aurait même sauvé des Juifs français. La colonisation et Vichy, deux points aveugles qu’on manipule sous les feux des projecteurs, les plateaux de télévision et les animateurs radios achevant d’orchestrer le spectacle.
Mais les ténèbres n’ont plus la force d’antan. Et au lieu de sombrer dans l’amertume, celle du Pasolini de 1975 qui annonçait la disparition des lucioles il nous faut croire au contraire à la survivance des lucioles, comme y appelle Georges Didi-Huberman, dans son essai éponyme[2]. Elles sont là, invisibles mais latentes, fulgurantes et indestructibles à la fois.
Car comme l’écrivent les poètes de la lumière, de Hafez à Rûmi ; de Michaux à Char; de Hikmet à Darwich, c’est au cœur des ténèbres que la lumière véritable apparaît. C’est dans la faille de la blessure profonde qui est la nôtre, en ces temps incertains et confus, que jaillit l’espoir. Dans les cellules mêmes des prisonniers politiques que bat l’étoile lointaine. Dans les travaux de nos historiens qu’il faut continuer à interroger notre passé[3]. Dans les soirées rieuses entre amis. Dans les films et les livres que nous avons aimés et ceux que l’on se plait à imaginer. Au 143, rue du Désert que Hassen Ferhani[4] laisse surgir la lumière des cœurs. Dans La main de Dieu de Sorrentino que jaillissent les rires et les larmes[5]. Dans le dernier roman de Sorj Chalendon, Enfant de Salaud[6] qu’il faut chercher la vérité de la déportation de 44 enfants juifs d’Izieu que Pétain n’a pas sauvé. Dans la lettre de Sophie Bessis à Hannah Arendt[7]qu’il faut relire ce qu’endure la Palestine. Dans le dernier recueil d’essais de Teju Cole[8] où on entend un quartet pour Edward Saïd et une élégie poignante aux migrants morts en Méditerranée. Dans l’amour à réinventer grâce à Mona Cholet[9]. Dans les tableaux de nos peintres, dans les chants fredonnés et dans les pas de disco d’un monde nouveau[10]. Dans les paroles dites et celles écoutées, dans les projets rêvés et ceux réalisés. Dans les victoires chiliennes. Par les nuits bleues d’été et les aubes tremblantes de l’hiver. En regardant la mer. Et l’année qui vient. A la lueur de l’espoir.

[1] Pier Paolo Pasolini, « L’article des lucioles » in Écrits corsaires, Flammarion, 1975. [2] Georges Didi-Huberman, Survivance des Lucioles, Editions de Minuit, 2009. [3]Je ne peux citer toutes les contributions mais en voici deux publiés sur le site indépendant d’information Twala qui méritent d’être lues ou relues : Hosni Kitouni « Peut-on chiffrer les pertes algériennes pendant la période coloniale ? » et de Noureddine Amara « Le turc. Une heuristique de réconfort colonial français, une parenté algérienne honteuse » [4] Hassen Ferhani, 143 rue du désert, JHR, 2021, DVD [5] Paolo Sorrentino, The Hand of God, Netflix, 2021. [6] Sorj Chalendon, Enfants de Salaud, Grasset, 2021. [7] Sophie Bessis, Je vous écris d’une autre rive- Lettre à Hannah Arendt, Elyzad, 2021. [8] Teju Cole, Black Paper. Writing in a Dark Time, University of Chicago Press, 2021. [9] Mona Chollet, Réinventer l’amour, Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, La découverte, 2021. [10] Juliette Armanet, Brûler le feu (album), 2021 et Feu ! Chatterton, Palais d’argile (album), 2021 ( que de feux !)