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Kateb Yacine et le 17 octobre 1961 : richesse évocatrice d’un poème.

Updated: Oct 7, 2021


Vignette extraite d'Octobre noir (Didier Daeninckx et Mako)



DANS LA GUEULE DU LOUP


Peuple français, tu as tout vu

Oui, tout vu de tes propres yeux.

Tu as vu notre sang couler

Tu as vu la police

Assommer les manifestants

Et les jeter dans la Seine.

La Seine rougissante

N’a pas cessé les jours suivants

De vomir à la face

Du peuple de la Commune

Ces corps martyrisés

Qui rappelaient aux Parisiens

Leurs propres révolutions

Leur propre résistance.

Peuple français, tu as tout vu,

Oui, tout vu de tes propres yeux,

Et maintenant vas-tu parler ?

Et maintenant vas-tu te taire ?

Kateb Yacine



Les faits


Le 17 octobre 1961, Le FLN organise une manifestation pacifique pour protester contre le couvre-feu établi par la préfecture de police et qui vise exclusivement les Maghrébins. Des milliers d’Algérien se dirigent vers les Grands Boulevards de la capitale. La répression organisée et ordonnée par Maurice Papon alors préfet de police de Paris se poursuit au-delà de la nuit du 17 octobre dans l'enceinte des centres d’internement et fait plusieurs centaines de blessés et de nombreux morts. On jette des morts et des blessés dans la Seine et les médecins légistes créent pour l’occasion une nouvelle terminologie la « noyade par balles ». Le nombre de morts reste à ce jour discuté et les évaluations ont oscillé, entre les décomptes minimaux des rapports officiels qui annoncent 3 morts au lendemain de la manifestation et les estimations des historiens qui font état de plus de 200 morts.



Poème au statut particulier


Moins d’un an après les événements du 17 octobre 1961, Kateb Yacine écrit un poème intitulé « Dans la gueule du loup ». Le texte n’apparaît étrangement pas dans les anthologies consacrées à l’auteur. Même s’il est assez facilement accessible en ligne, le statut particulier de ce texte, que j’enseigne régulièrement, m’a toujours interpellée. J’ai même parfois douté de son authenticité, tant il me semblait étrange qu’il se promenât ainsi dans les recoins du web, sans que je ne trouve sa trace dans aucun recueil. Je m’étais toujours promis d’élucider ce mystère et c’est chose faite grâce au dernier ouvrage de l’universitaire Lia Brozgal, consacré aux représentations littéraires et cinématographiques du 17 octobre 1961[1]. L’auteure y retrace, entre autres, l’histoire du poème qui a d’abord été publié dans Jeune Afrique en juin 1962 puis est réapparu dans plusieurs publications, notamment en 1986, lors de la commémoration du 25eanniversaire du 17 octobre 1961, dans un numéro spécial d’Actualité de l’émigration, organe de presse de l‘Amicale des Algériens en Europe.

Pour tout dire, j’avais tout de même été rassurée sur l’authenticité du texte, lorsque j’avais vu apparaître le poème dans le roman graphique de Didier Daeninckx Octobre noir (2011)[2], connaissant bien l’œuvre de Daeninckx et sa propension à documenter avec soin tous ses ouvrages. L’occasion pour moi de citer son excellent polar Meurtres pour mémoire (1983)[3], dans lequel la manifestation du 17 octobre 1961 est narrée à plusieurs reprises et selon différents points de vue, puisqu’elle constitue la scène du crime. Signalons également que le poème de Kateb Yacine est également entré dans la culture populaire en 1998, quand le groupe de chanson française, Les Têtes raides l’a mis en musique dans l’album intitulé Chamboultou.


L’impossible oubli


Dix-huit vers libres, sous forme d’adresse au peuple français, le poème de Kateb Yacine est d’une grande richesse que ce billet ne peut totalement explorer. Il signale d’emblée que cet évènement que les autorités françaises ont tôt fait d’invisibiliser, a bel et bien été « vu », le participe passé étant répété à plusieurs reprises tout au long du poème. Le texte prédit d’une certaine manière que l’occultation totale de l’évènement est vouée à l’échec. On ne peut effacer ce qui a été vu et dans le cas du 17 octobre 1961 ce qui a été non seulement vu, mais aussi filmé, photographié et narré. Car en plus du poème de Kateb Yacine, dans les mois qui suivent les évènements, Jacques Panijel réalise un documentaire, Octobre à Paris (1961)[4] qui sera censuré jusqu’en 1973 et dans lequel il utilise des photographies prises par Elie Kagan. William Garner Smith, auteur afro-américain, écrit en 1963 un roman intitulé The Stone Face où il évoque les évènements. Le roman, épuisé en anglais, vient seulement d’être traduit en français [5].


On sait quelle a été la longue bataille pour rétablir la mémoire du 17 octobre qui a été tue, censurée et souvent confondue avec celle de la tuerie du métro Charonne de février 1962[6]. Cette bataille a été mené par les familles des victimes et leurs descendants, par des militants et des écrivains, notamment Jean-Luc Einaudi (1951-2014) auquel il faut rendre, il me semble, hommage. En 1991, il publie La Bataille de Paris[7], un ouvrage très documenté sur les événements du 17 octobre 1961. Appelé à témoigner pendant le procès de Maurice Papon en 1998[8], il déclare ce dernier responsable du « massacre du 17 octobre 1961 ». Einaudi persiste et écrit dans le quotidien Le Monde du 20 mai 1998 : « En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon[9]». En juillet 1998, ce dernier porte plainte pour diffamation envers un fonctionnaire public. Le 26 mars 1999, Maurice Papon est débouté de sa plainte et Jean-Luc Einaudi relaxé au bénéfice de la bonne foi.

Mais si la justice reconnaît indirectement qu’il y a bien eu massacre, on sait aussi que la bataille pour rétablir la mémoire du 17 octobre demeure inachevée en France, tant que l’état ne reconnaît pas officiellement le 17 octobre comme un massacre et un crime d’état, en maintenant le flou sur le nombre de victimes et sur ceux qui ont perpétré les violences. En 2001, une plaque commémorative a été inaugurée sur le Quai du Marché Neuf près du Pont Saint Michel, sur laquelle on peut lire : « A la mémoire des nombreux algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Le texte manque cruellement de précision évoquant de « nombreux algérien » mais point de chiffre. Le bilan officiel en 1961 faisait état de 3 morts. On est bien loin du compte, avec des estimations difficiles mais qui s’accordent sur le chiffre d’au moins 200 morts.

Un an plus tard, François Hollande alors président de la République a déclaré dans un communiqué de l’Élysée : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes ». Encore une fois tout cela manque de précision, la déclaration tourne autour du pot, le mot « tragédie » est bien trop vague et surtout on ne nomme pas les agents de la répression. Kateb Yacine dit les choses clairement : « Tu as vu la police/ Assommer les manifestants / Et les jeter dans la Seine ». Le 17 octobre 1961 constitue un crime d’état et il faut appeler un loup, un loup.






Le reproche à peine voilé au FLN


Mais le poème de Kateb Yacine m’a toujours interrogée parce que j’ai toujours cru lire dans le titre un reproche à peine voilé aux responsables de la fédération de France du FLN et aux organisateurs de la manifestation. Se jeter dans la gueule du loup, c’est courir à sa perte. Et s’il est un auteur qui ne se paie pas de mots, c’est bien Kateb Yacine. En retrouvant, grâce à l’ouvrage de Lia Borzgal, un texte de présentation, rédigé par Kateb Yacine lui-même, lors de la republication du poème en 1986, dans Actualité de l’émigration, mon intuition a été confirmée. Kateb Yacine y compare le 17 octobre 1961 aux manifestations du 20 décembre 1960 qui ont eu lieu à Alger et écrit : « Réussir à Alger, une telle démonstration de force face à l’armée française (…) c’était déjà énorme. Mais refaire, moins d’un an après, à Paris, la capitale d’un empire (…) c’était se jeter dans la gueule du loup ! et c’est bien ce qui s’est passé. »

On est en effet en droit de s’interroger sur la pertinence d’organiser en octobre 1961, une telle manifestation qui mettait en danger la vie de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, venus manifester pacifiquement. Les négociations entre le FLN et les autorités françaises étaient en cours, nous ne sommes qu’à cinq mois de la signature des accords d’Évian, en mars 1962. Qu’avait réellement à gagner le FLN et qu’avaient à perdre les Algériens appelés à manifester ? Est-ce pour éviter ces questions que, sans l’occulter totalement, le discours officiel algérien a toujours donné au 17 octobre 1961, le statut d’évènement secondaire, se contentant, à partir de 1968, de faire du 17 octobre « la journée de l’émigration » ? C’est en effet une bien étrange façon de commémorer un massacre que de ne pas le nommer. L’historien Gilles Manceron explique pour sa part cette occultation et ce silence par le fait que les organisateurs de la manifestation étaient devenus au lendemain de l’indépendance, des opposants aux premiers gouvernants de l’Algérie[10].

Pour ajouter l’insulte à l’injure, en 2011, l’état algérien a imprimé un timbre célébrant le 50e anniversaire de l’émigration, alors qu’il aurait dû– comme le fait d’ailleurs l’iconographie choisie - commémorer le cinquantenaire du massacre du 17 octobre. Divisé en deux parties, on peut y voir la tour Eifel sur fond du drapeau algérien et plus bas des corps jetés dans une « Seine rougissante » pour reprendre l’expression de Kateb Yacine et des hommes subissant les coups de matraque d’officiers de police.




Il est grand temps en Algérie, en ce soixantième anniversaire du massacre du 17 octobre, de redonner à l’évènement toute sa place et toute sa complexité dans le récit national et de rendre un hommage digne et appuyé aux sacrifiés de l’histoire. En 1945, à 15 ans à peine, depuis la prison de Sétif, Kateb Yacine les évoquait déjà dans ses poèmes :


Ouvriers,

Mes frères au front songeur,

Je voudrais tant,

Mettre un juste laurier,

A vos gloires posthumes

De sacrifiés[11].





[1] Lia Brozgal, Absent the Archive. Cultural Traces of a Massacre in Paris. 17 October 1961, Liverpool University Press, 2020. [2] Didier Daeninckx et Mako, Octobre noir, Préface de Benjamin Stora, Ad Libris, 2011. [3] Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, Folio Policier, Gallimard, 2005. [4] L’histoire de l’interdiction du documentaire puis de l’octroi d’un visa d’exploitation en 1973 après une grève de la faim du réalisateur René Vautier mériterait un billet à part entière. Le documentaire est disponible en DVD depuis 2011. [5] William Garner Smith, Le Visage de pierre, Christian Bourgeois, 2021 (parution le 7 octobre 2021). Lire à ce sujet : Adam Shatz, « Un écrivain noir dans le Paris des années 1950 et de la guerre d’Algérie » https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/un-ecrivain-noir-dans-le-paris-des-annees-1950-et-de-la-guerre-d-algerie,5091?fbclid=IwAR35V1eJnzbgxKI1-5o2dfedzNxwlO69oB0FVARMC7C44Vrk7CMrkouVROs [6] Répression violente d'une manifestation organisée le 8 février 1962 à Paris par les syndicats CFTC, CGT, UNEF, SGEN, SNI,et des organisations de gauche, dont le PCF et le PSU, pour protester contre les attentats perpétrés la veille par des membres de l'Organisation armée secrète (OAS) et pour réclamer l'arrêt immédiat des opérations de l'armée française en Algérie. Huit manifestants sont tués (un neuvième décèdera trois mois plus tard de ses blessures), des dizaines sont blessés, dont certains très grièvement. [7] Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Seuil, 1991. [8] Entre 1981 et 2004 se déroule ce qu’on appelle communément l’affaire Papon, déclenché par un article à charge du Canard Enchaîné qui révèle le rôle de ce haut fonctionnaire dans la déportation de Juifs bordelais. En 1997 commence le procès de Papon, inculpé pour crimes contre l’humanité. [9] https://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/archives-du-monde-20-mai-1998-octobre-1961-pour-la-verite-enfin-par-jean-luc-einaudi_1588176_3224.html [10] Gilles Manceron « La triple occultation d’un massacre », in Marcel Péju et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, Editions La Découverte, 2011. [11] Kateb Yacine, Soliloque, Éditions La Découverte, 1991, p.23.

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