La marche étoilée
Le 16 mars 2019
Pour marcher, il faut trouver chaussure à son pied. Les baskets sont grandement recommandées, mais ce n’est pas une obligation. Il faut également choisir sa tenue. Il y a ceux qui décontractés sont en survêtement, ceux qui sont naturellement élégants, ceux qui choisissent de se parer de couleurs et de fleurs, ceux qui se drapent de drapeaux algériens dont certains semblent dater de l’indépendance. Ou peut-être ont-ils été sciemment déteints à la javel, le fake-vintage n’épargnant pas Alger. Les mauvaises langues encore moins.
Il y a ceux qui portent des T-Shirts confectionnés pour l’occasion. Par exemple, le beau visuel du dessinateur Salim Zerrouki, reprenant et jouant sur la lumineuse expression de « révolution du sourire », lancée par le cinéaste et activiste Nabil Djedouani sur son compte Facebook, dès le 6 mars dernier.
Il y a ceux qui brandissent des pancartes dont a noté partout l’humour décapant, parfois grivois et par moments, il faut bien l’admettre, quelque peu déroutant.
Il y a ceux qui se couvrent de keffieh ou de drapeaux palestiniens, rappelant par ce geste une proximité de lutte jamais démentie.
Dans une ville plutôt habituée à la retenue et la pudeur, on se prend en photo et on se sourit quand les regards se croisent. Ça drague aussi, parfois sec et c’est très touchant à voir. On discute ici et là avec des inconnus en faisant une pause, on plaisante sur le surpoids des uns, la paresse des autres. L’inénarrable autodérision des Algérois.
Au niveau de la Grande Poste, après avoir traversé Audin qui se remplit peu à peu de manifestants et de post-it, on remonte le boulevard Pasteur et décide de monter les marches du parc. Des CRS ont la même idée et un groupe de jeunes hommes entonnent joyeusement le chant invitant les policiers à ôter leur casquette et à rejoindre la manifestation. On voit des sourires s’esquisser et des visages qui s’efforcent de rester sérieux. Certains manifestants sont moins amènes. On crie, on siffle. La police algérienne certes exemplaire depuis le début du soulèvement en février et fille du peuple a tout de même un choix à faire. Soit vous êtes avec nous, soit vous être contre nous semblent exiger les manifestants.
On atteint le tunnel des Facultés où c’est bien évidemment la folie. L’écho décuple les chants qu’on aimerait parfois plus politisés et davantage mis à jour mais ne boudons pas notre plaisir. Les fumigènes ajoutent une touche surréaliste et douce. Des adolescents emplis de vie – cela va sans dire- se déplacent dans tous les sens bras dessus, bras dessous. Ils exultent. Au risque parfois d’effrayer les marcheurs accompagnés de leurs enfants. Lorsqu’il y a tension, on la dissipe très vite en répétant comme une formule magique silmiyya silmiyya. C’est la foule qui donne le la. Et la foule est joyeuse et rieuse et surtout bien décidée à ce que cela ne dégénère pas.
On se retrouve à Audin à nouveau. On peut choisir de remonter Mohammed V ou de refaire une boucle ou même encore de rejoindre le 1e mai par des chemins de traverse. Sur cette dernière place, un homme d’âge mûr se plaint qu’il n’y ait pas assez de monde. On le rassure en lui indiquant que le gros de la foule se regroupe plutôt du côté de la Grande Poste. L’homme porte une djebba et une longue barbe qui indique clairement son appartenance politique. On ne peut imaginer opposition idéologique plus claire entre lui et l’auteure de ces lignes. Mais il écoute la réponse soulagée et ajoute même un « tant mieux » rieur.
C’est étrange le destin. Il nous faudra tout de même panser nos plaies autrement que par des sourires et des plaisanteries bon enfant. Il nous faudra songer lors de la transition à venir -car celle de pacotille qu’on nous propose nous n’en voulons évidemment pas - à établir une commission de réconciliation pour que les paroles se libèrent. On ne pardonne pas sans que des mots d’excuse aient été prononcés. Sans que chacun n’admette ses fautes. Sans que chacun ne dise ses blessures.
On rejoint à nouveau la Grande Poste et longe le Boulevard Amirouche où on ne peut pas rater cet immeuble incroyable, encore en construction qui porte des centaines de manifestants. Des hommes crient des chants de manière chaotique. Mais lorsque l’unisson se fait, on en a la chaire de poule. Il se murmure avec un brin d’ironie que cet immeuble sera bientôt le nouveau Palais du peuple. « Les Algériens !»…mouvements des mains.
Comme un pèlerinage on se rend avenue Ben Mhidi dont on a toujours été admirative. Admirative de ce sourire sur une photo au moment de son arrestation. De cette dignité, de cette prestance à quelques heures d’une mort certaine et sous la torture. On se doit de saluer le combattant, de vivre cette journée en lui rendant hommage. Des manifestants ont des photos de Hassiba Benboulaïd ou de Djamila Bouhired. On ne peut s’empêcher de penser à Ali La Pointe. Depuis que notre nouveau héros national est celui qui a dit sans complexe à une journaliste que la derja était bel et bien notre langue, peut-être devrait-on dire Ali La Derja.

On s’assoit sur les marches d’une banque. Et comme on ne se défait pas aisément de son gauchisme, on songe qu’on aurait bien déposé au pied de cette dernière des centaines de sacs poubelles comme l’ont fait, avec beaucoup d’humour, des manifestants devant le siège du FLN.
On profite de quelques instants de silence. Il y a une petite brise dont Alger a le secret. On regarde en souriant la devanture du Milk Bar et celle de la librairie du Tiers Monde. On fait un clin d’œil à L’Emir. On se sustente, se désaltère et on reprend des forces. On réalise soudain que l’on vit à n’en point douter un moment historique. Que notre peuple est beau. Qu’il est joyeux. Qu’il est digne jusque dans sa façon de demander dans la joie et la bonne humeur à ce régime inqualifiable de partir. On verse quelques larmes. Et on reprend le maquis de nos rêves, en attendant vendredi prochain.