Nostalgie de la lumière. Talking about Trees, de Suhaib Gasmelbari, documentaire, 2019, 1 h 34 min.
Le 5 juin 2019
Ils sont quatre. Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim, Manar Al Hilo et Altayeb Mahdi. Ces quatre hommes sont les premiers à avoir fait des études de cinéma au Soudan. A eux vient s’ajouter Suhaib Gasmelbari, le réalisateur de Talking about trees qui filme ses aînés avec une sensibilité et une pudeur rares.
Le film débute sur une coupure de courant. On ignore quand et si elle sera réparée. Il faut se résigner à attendre. Ils sont 175e sur la liste. Cette entrée en matière dit tout. Elle dit la difficulté du quotidien au Soudan, le mépris dans lequel sont tenus les citoyens ordinaires, mais elle dit aussi la résilience de ses derniers qui trouvent la force d’en rire. Qui sait demain nous serons 200eou 5e sur la liste plaisante l’un d’entre eux.
On comprend surtout que cette absence de lumière dit métaphoriquement un cinéma qui se meurt dans un pays qui se débat depuis des années dans la dictature. On comprend au fil de quelques images d’archives, que ces cinéastes ont été dans les années soixante et soixante-dix, le cinéma off du Soudan. Un cinéma qui exprimait déjà leur révolte jusqu’à ce que le coup d’État de 1989, avec l’arrivée du régime d’Omar el-Béchir et le Front national islamique, mette fin à toute possibilité de création. Emprisonnés puis contraints à l’exil, les quatre amis finissent par revenir au Soudan en 2005, probablement portés par l’espoir né des accords de paix avec le Sud-Soudan. Peine perdue. Omar el-Béchir n’a pas résisté à orchestrer une énième mascarade d’élection, en remportant 94,5 % des voix en 2015.
Mais au fil des ans, ces cinéastes n’ont rien perdu de leurs espoirs, de leur idéalisme ni de leur révolte. Ils continuent d’organier des projections itinérantes dans le pays, en évitant la censure et en s’efforçant de contourner les méandres de l’administration et de ses autorisations improbables. Leur « Société de défense du cinéma soudanais » rêve même de rénover une vielle salle totalement délaissée et d’organiser une projection grandiose quo rassemblerait un vaste public. Le plus âgé d’entre eux, Ibrahim Shadad, fourmille encore d’idées de films et à plus de 83 ans, son désir de cinéma reste intact.
Ombre et lumière. Mandres obscures de la dictature et soleil doux de l’aube soudanaise. Nuit noire des prisons et beauté ensorcelante de la lune de Khartoum. Le propre du cinéma que filme avec talent Suhaib Gasmelbari. Le propre plus précisément du cinéma politique qui comme le dit si bien le réalisateur Jean-Gabriel Périot: « nous ramène aux ombres dans lesquelles nous nous débattons tout autant qu’un cinéma qui nous ramène à ce qu’il y a de beau à être humain[1].”
Si les spectateurs - et les quatre amis eux-mêmes - ne se font aucune illusion sur la possibilité que les autorités soudanaises autorisent la grande projection tant espérée, il se dégage du film non seulement une véritable poésie mais aussi une belle leçon d’espoir, de courage et d’abnégation. Car cette amitié douce et indéfectible entre ses quatre hommes rappelle à l’essentiel. A ce qu’est au fond une vie réussie. Peu importe que le Festival de Cannes ne leur décerne probablement jamais une palme d’honneur. Peu importe que les œuvres réalisées par ces cinéastes ne fassent, mises bout à bout, que trois heures tout au plus. Ce qui compte c’est avant tout ce qui lie ces hommes. Leurs idéaux et leurs rêves, leurs révoltes et leurs colères, leur vécu commun, leur humour tendre et facétieux, les lettres qu’ils se sont écrits au fil des ans et des exils. N’est ce pas cela qui fait avant tout l’humain ? Et c’est bien cela même qu’on assassine aujourd’hui encore au Soudan, sous nos yeux impuissants. Mais un jour viendra, il faut le croire avec eux et pour eux, où la lumière ne sera plus nostalgie.

[1] Jean-Gabriel Périot, Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, La découverte, 2018, p. 40.