Savoir et abnégation
Updated: Apr 18, 2020
Il y a d’abord Li Wenliang, le médecin chinois de 34 ans qui a donné l’alerte au risque de sa vie. Dès le 30 décembre, il témoigne de la dangerosité du virus auprès d’un groupe d'anciens étudiants de l'école de médecine, via l'application de messagerie WeChat. Il sait que les représailles vont tomber. Il est très vite convoqué par la police et il est contraint de signer un procès-verbal reconnaissant qu'il "perturbe l'ordre social". Il mourra quelques semaines plus tard des suites de la maladie dont il n’a eu de cesse de dénoncer la dangerosité.
Il y a le Dr Fauci, immunologiste américain de renom, membre de la cellule de crise de la Maison blanche, qui contre vents et marrées continue à informer les Américains sur la pandémie, tout en étant obligé de se farcir la bêtise de Trump, mais aussi celle de son entourage. Il y a aussi Peter Navarro, auteur d’un mémo dès la fin janvier, avertissant la même maison blanche que la pandémie qui s’annonçait pouvait coûter des trillions de dollars et la vie à des millions d’Américains.
Il y a les scientifiques et médecins iraniens puis algériens et tunisiens qui ont dû constamment se justifier face à des abrutis qui pensent que la foi nous protégera de la pandémie.
Les fondamentalismes marchands et religieux mais aussi les dictatures et les régimes autoritaires se rejoignent car ils ont tous en horreur l’intellectuel, le scientifique lorsqu’il vient rappeler qu’il n’y pas d’autre légitimité que celle du savoir. Et on ne dira jamais assez le courage nécessaire pour faire taire la bêtise et l’ignorance.
C’est un combat difficile que de devoir sans cesse s’expliquer à moins compétent que soi. De devoir argumenter face à des idiots finis, convaincus qu’ils n’en sont pas. Il faut une force de l’âme hors du commun quand on sait avoir raison, non pas par narcissisme pathologique, mais par son absolu contraire : l’abnégation et le sens du sacrifice. Des heures et des années de travail acharné, d’efforts, de lectures. De longues nuits d’étude et de réflexion. Rester droit dans ce monde de faux-semblants et d’impostures en tout genre. Continuer sa tâche en toute modestie, mais sans compromis ni compromissions.
En regardant le Dr Fauci attendre stoïquement que cessent les élucubrations de Trump avant de prendre calmement la parole, je me suis demandée à plusieurs reprises s’il faisait du yoga et de la méditation, matin, midi et soir. Ou peut-être a-t-il un punching-ball dans son sous-sol ou dans un coin de son bureau ? Où trouve t-il donc la patience et la ressource de continuer à subir rodomontades de gens qui n’ont pas l’once d’un début de compétences ? Les femmes à qui l’on ne cesse de donner des leçons, quelle que soit l'étendue de leurs connaissances, auraient elles aussi beaucoup à dire sur ce sujet. Subir quotidiennement la bêtise, l’outrecuidance des ignorants, quel sacerdoce quand on y songe! D’autant plus quand des milliers de vies sont en jeu.
Car cette crise encore une fois, exacerbe tous les travers de nos sociétés. Qui admire-t-on ? Qui écoute-t-on ? Quelle est véritablement ma compétence sur tel ou tel sujet ? En ai-je d’ailleurs ? Autant de questions qu’il n’est pas de bon ton de se poser dans des sociétés qui ne valorisent que l’argent, le pouvoir et l’esbroufe. Un monde qui invente des termes creux comme «influenceurs» et «influenceuses». Un monde qui brandit des slogans aussi vides que dangereux que le «I am what I am» de Reebok. Un monde où sous prétexte "d’être" ce que je suis, personne ne serait en droit de me faire la leçon. Un monde ou émettre une opinion est à porté de clic ou de tweet. Où tout le monde peut s’improviser docteur de la foi puisque l’intellect est secondaire. Qu’importe le bien fondé du raisonnement. Qu’importe la crédibilité de la pensée. Qu’importe l’expertise. Just do it.
Un monde où on aime tant se moquer de ceux qu’on appelle avec dédain des rats de bibliothèque, un monde où on paye les enseignants et les chercheurs au lance-pierre au point d'en faire des parias. Un monde où on aime tant rappeler que la vérité est ailleurs, dans la foi aveugle et la certitude intolérante, dans l’argent, dans la fête, dans la consommation effrénée, qu’on en oublie que le savoir est certainement le plus précieux des biens, que la soif du savoir est sans aucun doute la plus noble des vocations.

Détail de la fresque de Raphaël, L'École d'Athènes (1509 - 1511).