Tunisie : face au racisme d’état, repenser une révolution africaine.
En janvier 1960, Tunis accueille une des rencontres du cycle de conférences panafricaines qui débute en Afrique à la fin des années 1950. Le 21 février 2023, dans une publication Facebook sur la page officielle de la Présidence tunisienne, Kaïs Saïed a annoncé vouloir prendre des mesures urgentes contre l’immigration subsaharienne qu’il présente comme une « entreprise criminelle » visant à changer la « composition démographique de la Tunisie ». Depuis journalistes et activistes décrivent une situation chaotique où les violences racistes explosent, encouragées par un racisme d’état totalement décomplexé, et les rétropédalages de la présidence et de ses ministres ne trompent personne.
S’il est de notre responsabilité de comprendre et d’interroger nos responsabilités collectives face à un discours officiel qui met en danger la vie de milliers de migrants mais aussi de Tunisiens, d’agir et de protéger nos frères et sœurs africains, il est aussi temps de rappeler que la solidarité panafricaine n’est pas un vain mot ni un rêve fou.
Cette Afrique à venir ….
Née pendant les luttes anticoloniales, l’ambition panafricaine est avant tout une solidarité face aux puissances coloniales européennes, principalement françaises et britanniques. Elle nait de la prise de conscience de la nécessité de coordonner les luttes à l’échelle continentale.
La solidarité est d’abord afro-asiatique avec en 1955 la conférence de Bandung où sont représentées 29 nations dont 5 africaines et trente mouvements de libération. D’emblée les participants ne constituent pas un groupe homogène. Le désaccord porte surtout sur le recours à la lutte armé qui est loin de faire l’unanimité mais tous les participants s’accordent sur le droit de l’autodétermination de tous les peuples encore colonisés.
Déjà dénoncé à Bandung, le néocolonialisme est au centre du cycle des conférences qui débute en Afrique à la fin des années 1950. Il y a d’abord la conférence du Caire en décembre 1957 est souvent appelé la « fille de Bandung » où les participants proclament la nécessité de « continuer la lutte contre toutes les formes de colonialisme et d’impérialisme, notamment en vue d’assurer la complète indépendance économique ». En 1958, à Accra, capitale du Ghana, on annonce le projet de création des Etats-Unis d’Afrique. Il y a là l’intuition que l’état-nation, revendication nécessaire pour obtenir l’indépendance, n’est pas forcément la voix à suivre. On sait combien il sera en réalité l’obsessions des régimes postcoloniaux qui n’auront de cesse que d’affirmer une identité nationale homogène.
…délaissée par des autoritarismes ombrageux
Après les indépendances le panafricanisme reste malheureusement « une idée fumeuse » comme le craignait Frantz Fanon. Quand il rassemble, c’est surtout pour célébrer les cultures africaines comme lors du festival panafricain organisé à Alger en 1969. On ne songe plus à la construction politique d’une Afrique unie et capable de négocier d’égale à égale avec les puissances économiques occidentales.
Plusieurs pays fraîchement indépendants se sont dotés d’un état fort - comprendre d’un régime à parti unique – mené souvent par un leader tout puissant qui n’a de cesse d’asséner ce que doit être l’identité nationale. L’obsession est aux traits nationaux et au chauvinisme, plutôt qu’à l’union. En 1961, Fanon fait déjà ce constat amer : « Depuis près de trois ans, j’essaie de faire sortir la fumeuse idée d’unité africaine des marasmes subjectivistes, voire carrément fantasmatiques de la majorité des supporters. L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les Etats-Unis d’Afrique sans passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège de guerres et de deuils[1] »
Beaucoup n’ont pas compris que la nation n’est pas une notion fixe et éternelle. Elle est ancrée dans l’histoire et elle est donc en mouvement. Elle se définit et se construit en permanence. Or c’est bien une conception figée de la nation dont on nous abreuve un peu partout en Afrique et notamment au Maghreb. Surenchères patriotiques. Glorification du passé et des luttes anticoloniales. Effacement de cultures par d’autres que l’on décrète hégémoniques. L’Arabe classique comme langue officielle au détriment de toutes les autres langues parlées et écrites. Déni de l’Amazighité. En Tunisie comme ailleurs aucun retour critique sur le legs de la traite transsaharienne ni sur celui de la partition coloniale entre « Afrique blanche » et « Afrique noire ». Tous les ingrédients sont là pour que les nationalismes d’antan devenu autoritarismes nous enferme dans une vision agrandie de nous-mêmes, efface les différences et cultive un racisme culturel et biologique pour reprendre la terminologie de Fanon, car ne l’oublions pas, aucune société n’est intrinsèquement raciste. Le racisme qui explose aujourd’hui en Tunisie est le produit d’un système qui a établi une hiérarchie claire et totalement infondée entre nous et le reste. Entre le nord et le sud.
Pour une révolution africaine.
Pourtant l’Afrique est bel et bien une. Il est grand temps pour les intellectuels et les activistes africains – car il n’y a rien à attendre des états et de régimes qui ont depuis bien longtemps trahi tous les idéaux de révolution – de le redire et de l’affirmer. Il n’y a ni Sahara ni pseudo frontière géographique pour séparer le nord et le sud du continent. Il est grand temps de cesser de se compromettre dans des projets d’union fantoche comme la grande famille francophone ou que sais-je encore. Les initiatives existent bel et bien. Le rêve des Etats-Unis d’Afrique n’a pas disparu. Il est défendu par exemple par la Ligue Panafricaine-Umoja (LP-UMOJA), présidé par l’historien Amzat Boukari-Yabara.
C’est à nous Tunisien.e.s, Algérien.ne.s, Marocain.e.s, de le porter aussi.
En ayant en mémoire les mots de Fanon, qui à quelques mois de sa mort, comme une dernière volonté, écrivait :
« Ce que je voudrais : de grandes lignes, de grands canaux de navigation à travers le désert. Abolir le désert, le nier, rassembler l’Afrique, créer le continent. Que du Mali s’engouffrent sur notre territoire des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens. Et ceux du Nigéria, du Togo. Que tous grimpent les pentes du désert et déferlent sur le bastion colonialiste. Prendre l’absurde et l’impossible à rebrousse-poil et lancer un continent à l’assaut des derniers remparts de la puissance coloniale[2] »

[1] Frantz Fanon, « Cette Afrique à venir » in Pour la révolution africaine, La Découverte, 2010, p.868 [2] Frantz Fanon, « Cette Afrique à venir » in Pour la révolution africaine, La Découverte, 2010, p.853.